Anaïs Nin : sur la mer des mensonges 

Transgressive, ambiguë, sans programme, avide d’être regardée, elle n’a rien d’une icône féministe. Au XXème siècle, Anaïs Nin (1903-1977) incarne une conscience émancipatrice troublante qui résiste aux théories. Aujourd’hui encore, ses écrits et sa vie questionnent parce qu’ils ébranlent certains tabous tenaces. Après le cinéma et la musique, c’est au tour de la bande dessinée de s’intéresser à l’autrice de La Maison de l’inceste. Dessinatrice suisse basée à Bruxelles, Léonie Bischoff dresse le modèle d’une contre éducation qui défie les arbitrages. Sa transposition des journaux intimes de l’écrivaine opère une synthèse entre le paraître et l’être d’une artiste qui fit de sa propre créativité un thème érotique.

©Léonie Bischoff

Le Journal

Parisienne de naissance, Anaïs Nin migre à New York quand ses parents, artistes originaires de Cuba, se séparent. À cette époque, elle ne voit plus son père et se met à lui écrire. Elle a 11 ans. Les missives, interdites d’envoi, sont vouées à demeurer sans réponse. L’exercice épistolaire se mue en un besoin compulsif de se réinventer en phrases, dispositif où l’écriture se trouve d’emblée enchâssée dans une demande d’amour.

L’adolescente entame une brève carrière de mannequin avant de retrouver la France, en 1923, au bras de son mari, Hugh « Hugo » Parker Guiler. Installée à Louveciennes, elle se lance dans la rédaction de petites nouvelles, travail dont elle souhaite qu’il rivalise en intensité comme en imagination avec son Journal, lequel tend, en effet, à se distancier du réel.

©Léonie Bischoff

Nullement gênée par la confusion des genres, Anaïs Nin fait de l’introspection le lieu d’un perfectionnement esthétique. La vie est une œuvre d’art qu’il faut mettre en scène. Les Journaux font l’objet de relectures constantes et de corrections. Ils sont également de redoutables porte-voix, des agents de séduction que l’autrice soumet au regard d’abord curieux puis avide des hommes auxquels elle cherche à plaire.

À l’époque où nous écrivions tous des histoires érotiques pour un dollar la page, je m’aperçus que, pendant des siècles, nous n’avions eu qu’un seul modèle pour ce genre littéraire – celui des hommes. J’étais déjà consciente que les conceptions masculines et féminines de l’expérience sexuelle étaient différentes. Je savais qu’un large fossé séparait la crudité des propos d’Henry Miller de mes ambiguïtés – sa vision rabelaisienne et humoristique du sexe et mes descriptions poétiques des rapports sexuels dont je parlais dans les fragments non publiés du Journal. — Anaïs Nin, « Vénus erotica ».

Une contre éducation

C’est durant cette période d’éclosion que survient la rencontre avec Henry Miller. L’embrasement est autant sexuel qu’intellectuel, Léonie Bischoff a raison d’insister sur ce fait. De leurs différences et complémentarité s’établit assez vite un rapport d’égalité, très loin du stéréotype du maître et de la muse. Affecté d’un appétit sans limite pour les femmes qu’il consomme en grand nombre, épouses, amantes et prostituées comprises, l’auteur de Sexus et du Tropique du Cancer a tôt fait d’initier la jeune Anaïs aux plaisirs crus d’une sexualité libre et exigeante. Ensemble, ils redéfinissent un pan de l’érotisme dont la dimension charnelle s’inscrit en continuité d’un dialogue. La passion physique comme le prolongement naturel de la passion des idées.

L’histoire que raconte La Mer des mensonges est donc celle d’une contre éducation. Anaïs Nin apprend que l’artiste qu’elle veut devenir ne peut pas rester une épouse respectable au sens où l’entend la norme sociale. À cet égard, il faut reconnaître que Hugo, le mari légitime, ne met aucune entrave aux projets de sa femme, que ceux-ci soient d’ordre professionnel ou intime. L’admiration semble l’avoir également de son côté conduit à se montrer plus moderne que son temps.

Vécue comme une pulsion érotique, l’écriture est un thème qu’Anaïs Nin ne se lasse d’explorer. De ce lieu privilégié au sein de l’auto-analyse, elle attribue à ses amants une valeur indexée à sa propre créativité.

L’étiquette transgressive qu’appelle sans doute, et aujourd’hui encore, un tel esprit de liberté, on voit bien qu’elle ne relève pas ici d’une volonté de se démarquer des autres. Aucune intention de révolte n’anime une conduite bien davantage née des circonstances et d’une nécessité intérieure. Dans sa démarche, Anaïs Nin se révèle plus individualiste que théoricienne. Par ailleurs tempérée par la crainte de blesser, la transgression advient, subtil pas de côté, en secret. Le mensonge, sans doute le mot est-il mal choisi et faudrait-il préférer un terme plus neutre, moins connoté moralement, celui de fiction par exemple, le mensonge est donc l’être que se choisit l’artiste. Manière de repousser les limites, extérieures et intérieures, acte d’appropriation d’un espace mental infiniment modulable et disponible.

Points culminants

L’ennemi de l’amour n’est jamais à l’extérieur, ce n’est pas tel homme ou telle femme, c’est ce qui nous manque intérieurement.

— Anaïs Nin, « Une espionne dans la maison de l’amour ».

D’innombrables aventures, un remariage sans divorce, des avortements… Aux hommes et aux femmes qui la sollicitent, Anaïs Nin dit rarement non. L’accueil favorable qui n’a rien d’un abandon relève d’une curiosité, d’un intérêt toujours et avant tout intellectuel. Amants et amantes font partie du quotidien d’Anaïs Nin, en commençant par l’épouse de Henry Miller, la réputée sulfureuse June Mansfield. Outre ses conquêtes féminines, Anaïs ne se refuse ni au charme de ses confrères en littérature (Antonin Artaud, Edmund Wilson, Gore Vidal, Lawrence Durell…), ni aux avances de ses célèbres psychanalystes (René Allendy et Otto Rank). Enfin, elle ne résiste pas non plus à l’attrait toxique des hommes de sa famille. Pour évoquer cette histoire avec son père, un inceste consenti, consentement sans limite dira l’écrivaine, Léonie Bischoff inverse sa palette et entrouvre un chapitre d’un noir absolu. On en ressort par l’image d’un miroir brisé. Pour autant, on ne parlera pas de traumatisme, tout au plus de crise émotionnelle. L’épisode compte parmi ces paroxysmes qui jalonnent une vie précisément construite sur une soif d’intensité appelant ce genre d’événements à se reproduire. Dans ses mots à elle : des instants de révélation.

©Léonie Bischoff

Luxuriance

À défaut de pouvoir théoriser sur une œuvre dont le propos n’est qu’œillades et miroitements, on s’arrêtera sur son caractère étonnamment lucide. La lucidité est une théorisation de soi qui ne prétend pas déborder du cas particulier qu’est son objet. Ce point de vue fragile, l’écriture le consolide et en fabrique des généralités. Quel meilleur exemple que Proust ou Barthes, dont les discours sur l’amour nés de leur désenchantement et de leurs incapacités personnelles font désormais office de loi en la matière ?

©Léonie Bischoff

Ainsi peut-on expliquer la fascination qu’exerce Anaïs Nin sur nombre de féministes qui cependant ne se reconnaissent pas dans son vécu. Membre du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, Léonie Bischoff ne fait pas exception et Sur la mer des mensonges se joue de cette dissonance en faisant de l’hommage une forme d’exutoire.

La complexité se résout dans un dessin foisonnant, apte à générer ses propres figures de style. Prenant au mot l’écrivaine qui disait de son journal qu’il était son double, son miroir, son reflet, son âme sœur, la dessinatrice l’exhibe comme un personnage à part entière. Longue chevelure défaite, Anaïs s’apparaît à elle-même dans un dialogue habile et mystificateur. Il serait en effet trop simple de montrer que la voix intérieure l’emporte sur le paraître social, que le désir est sage et la sagesse folie : le mensonge (la fiction) dissout tous les contours du réel. La lucidité réside dans l’énonciation de toutes ces contradictions.

Suivant ce principe, le dessin réalisé aux crayons de couleur, violet et multicolore, puise dans un registre végétal des motifs de l’Art nouveau et de l’Art déco qu’affectionnait le Paris de l’entre-deux-guerres. Tout en courbes et en sinuosités, l’adéquation des décors à l’évolution de la psyché du personnage est enivrante. Lorsque l’histoire débute, on découvre une Anaïs presque fleur bleue, naïve et confuse. Les floraisons qui l’accompagnent sont tendres et fraîches. Puis, à mesure que l’expérience et que la vision se précisent, le caractère ondoyant, inquiet, tentaculaire du végétal prend le pas sur la sensualité douce des premiers émois.

Immédiatement identifiable avec ses grands yeux, sa silhouette de danseuse et ce nœud de serpents qui lui tient lieu de chevelure, Anaïs Nin s’identifie alors pleinement à ce tissu de forces, de matières et de fantasmes qu’est le Journal, dont l’influence sera telle que jamais l’artiste ne parviendra à l’égaler dans ses œuvres de pure fiction.

Images : ©Léonie Bischoff / Casterman