Bande dessinéeAnaïs Nin séduit entre désirs et mensonges
La Genevoise Léonie Bischoff réinvente la sulfureuse écrivaine dans un roman graphique sensuel dessiné au crayon à mine multicolore.
Philippe Muri
Il lui aura fallu huit ans de réflexion, pas mal de doutes et de tentatives graphiques diverses pour mener à bien son projet le plus ambitieux à ce jour. Le plus réussi aussi. Avec «Anaïs Nin. Sur la mer des mensonges», Léonie Bischoff signe un des plus beaux livres du moment. Après avoir adapté avec le scénariste Olivier Bocquet trois romans de Camilla Läckberg en bande dessinée, la Genevoise établie de longue date à Bruxelles s’est lancée en solo dans un roman graphique consacré à la pionnière de la littérature érotique. En près de 200 pages réalisées au crayon à mine multicolore, elle dépeint la personnalité et suit l’éclosion artistique de l’écrivaine américaine durant la première partie de sa carrière. Puisant dans la sensualité des écrits de son modèle, la dessinatrice met notamment en images la relation fusionnelle de Nin avec l’écrivain Henry Miller, ses amours multiples, sans passer sous silence des moments plus sombres. Un album essentiel, nominé à juste titre pour le Prix Töpffer Genève 2020 décerné début décembre à la HEAD.
Anaïs Nin, c’est une vieille connaissance?
Léonie Bischoff: Je devais avoir une quinzaine d’années quand je l’ai découverte. J’ai toujours adoré lire. À l’époque, à Genève, je faisais pas mal de baby-sitting. Une fois les enfants couchés, j’aimais explorer les bibliothèques des gens chez qui je me trouvais. Je suis tombé sur «Venus Erotica», ça m’a intrigué. Plus tard, j’ai découvert différents volumes de ses «Journaux» au marché aux puces. Ceux-ci concernaient la période dont je parle dans l’album, les années 1928 à 1934, à mon avis les plus faciles pour rentrer dans son œuvre. Depuis, Anaïs Nin ne m’a plus quittée.
Qu’est-ce qui vous a fasciné dans sa personnalité?
Elle reste très ambiguë sur tout. On peut désapprouver certains de ses choix et en admirer d’autres. J’aime bien cette ambivalence. Mais je crois que ce qui m’a le plus attirée au début, c’est que je me reconnaissais un peu en elle en tant qu’apprentie auteure de BD. Anaïs Nin évoque volontiers sa lutte pour trouver sa voix en tant qu’écrivaine. Un miroir à mes propres questionnements.
Vous êtes-vous retrouvée dans sa difficulté à sublimer la matière brute?
Oui, à la différence qu’Anaïs Nin a toujours eu la certitude qu’elle avait quelque chose à dire, qui méritait d’être entendu. Quand j’ai commencé la BD, j’éprouvais passablement de peine à trouver des sujets qui me touchent personnellement tout en possédant une portée plus universelle. Comme je n’ai jamais ressenti l’envie de m’exprimer à travers l’autofiction, j’ai pu à travers elle explorer des combats qui ont été les miens, ou qui le sont encore.
C’était intimidant de s’attaquer à un tel monument?
Complètement. J’ai commencé à penser à cet ouvrage en parallèle des adaptations que je réalisais avec les polars de Camilla Läckberg. À chaque fois je ne me sentais pas prête. Je ressentais une peur profonde de gâcher cette matière première. Je suis vraiment fan des écrits d’Anaïs Nin, ce qui n’est pas le cas avec les romans de Camilla Läckberg. Chez l’écrivaine suédoise, l’écriture en elle-même compte moins que l’histoire. Tandis qu’Anaïs Nin a par moments des formulations parfaites. J’ai repris certaines de ses citations telles quelles ou quasi telles quelles. J’en ai reformulé d’autres légèrement, pour des questions de place.
On réduit souvent Anaïs Nin à sa prose érotique. Vous n’éludez pas les scènes de sexe, mais les représentez de manière imagée avec des métaphores végétales ou marines. Une symbolique qui fait partie de son œuvre?
Ce sont des petites touches dans ses écrits. Comme j’ai une imagination très visuelle, cela m’évoque des images quand je les lis. J’aime ce côté onirique et allégorique. Cet aspect sensuel fait partie des raisons qui m’ont motivée. Par rapport aux scènes de sexe, je voulais transmettre quelque chose de l’ordre du ressenti davantage que de montrer le corps d’Anaïs Nin. Il ne s’agit pas de sexe à but d’excitation, comme dans la BD érotique traditionnelle.
Anaïs Nin revendique son droit au mensonge. Parce que cela lui donne une plus grande liberté de créer? Pour vivre plusieurs vies à la fois?
Les deux à la fois. Elle sent qu’elle a besoin d’explorer amoureusement, d’entretenir des relations avec des personnes différentes parce qu’à travers chacune d’entre elles, elle peut faire émerger d’autres facettes d’elle-même, explorer d’autres horizons. Elle était polyamoureuse avant l’heure. En même temps, elle a très peur de blesser ou de perdre les gens qu’elle aime. Elle dissimule un gros traumatisme d’enfance, une peur terrible de l’abandon causée par le départ de son père du domicile familial.
Un père peu reluisant. Vous montrez un épisode d’inceste subi enfant et prolongé de manière consentie à l’âge adulte. Une scène difficile à évoquer?
Ça a été la plus dure. Dans ses journaux c’est un passage très explicite, très graphique. Anaïs Nin parle avec force détails du sexe de son père. Un peu dur à lire, mais en même temps cela fait tellement partie de son personnage que je ne voulais pas l’éliminer. Pour moi, il s’agit d’une des clés pour comprendre pourquoi elle ressentait une telle faille, un tel besoin de séduire.
Graphiquement, vous utilisez un crayon à mine multicolore. Une façon d’apporter une vibration inédite au trait?
Au départ, j’ai effectué différents essais, notamment au fusain. Je cherchais dans les illustrateurs des années 1920-1930 des sources d’inspiration. Mais je ne trouvais rien de satisfaisant. Mon amoureux m’a suggéré de tester ce crayon dont je me sers dans mes carnets de croquis et en dédicaces. J’ai pu jouer avec les nuances qu’apportait la mine multicolore. Le dessin s’en trouve plus épuré, plus léger. Du coup, on porte peut-être plus d’attention aux regards ou aux gestes.
«Anaïs Nin. Sur la mer des mensonges», par Léonie Bischoff. Ed. Casterman, 192 p.
Exposition galerie Papiers Gras, 1 pl. de l’Ile, dès le 29 octobre.
Philippe Muri est journaliste, coresponsable de la rubrique culturelle. Il couvre en particulier la bande dessinée et les sorties culturelles. Il a également travaillé comme journaliste sportif ou chef d'édition aux quotidiens «Le Matin» et «Le Temps», ainsi qu'à l'hebdomadaire «L'Illustré».
Plus d'infos@phimuri
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