sábado, 6 de febrero de 2021

Mucho más que una fábula feminista

 EN DÉBAT

Kossi Efoui : « Nous recherchions des résonnances dans les événements du monde »

Vendredi 1 Décembre 2017
Photo : A di Crollalanza

L’écrivain togolais a quitté, il y a trois décennies, un pays étranglé par la dictature de Gnassingbé Eyadema. La lame de fond de son œuvre ? Une quête poétique du chemin qui mène chacun vers sa liberté. Son dernier roman, Cantique de l’acacia (1), entre en résonnance avec les soubresauts qui agitent en ce moment même le Togo.

Le Togo de 2021 dans lequel revient Joyce, l’héroïne du Cantique de l’acacia, votre dernier roman, ressemble à s’y méprendre à celui d’aujourd’hui. Aviez-vous pressenti le soulèvement qui secoue ces temps-ci ce pays, sous tutelle d’un même clan familial depuis presque un demi-siècle ?

Kossi Efoui J’ai pris soin de situer la déconfiture de ce système en 2021, parce que je n’osais plus y croire. Il fallait projeter cela dans la fiction, dans une zone entre le possible et l’impossible. La littérature, parfois, est affaire d’intuition, que l’on reçoit de je ne sais quelle source obscure… Je suis très surpris, ce n’est pas un scénario que j’imaginais dans la réalité immédiate.

Par-delà le roman, vous dénoncez sans détour la brutale répression qui s’abat sur les Togolais-e-s, qui réclament le départ du président Faure Gnassingbé. C’est une voix rare… Peu d’intellectuels togolais ont pris position.

Kossi Efoui Je ne suis pas le seul. Des voix intègres se lèvent au Togo, mais, hélas, un silence intolérable les entoure. Par mon travail, ma voix peut être amplifiée. Là, je ne me situe plus sur le terrain de la fiction. J’ai réussi à démolir la dynastie Eyadema dans mon roman en empruntant les chemins du détour, du grotesque. Mais il n’est plus question désormais de détours. Des gens meurent. Alors, tant pis pour la littérature. Il n’y a pas de culte de la littérature qui puisse prévaloir sur cette souffrance silencieuse. Le Cantique de l’acacia décrit un élan de vie, un cheminement vers la liberté. Ce cheminement est en train de s’inscrire dans le réel, mais je ne peux pas considérer que j’ai fait ma part en écrivant ce livre.

Dans ce roman, vous mettez en scène trois générations de femmes en quête d’émancipation. L’une d’elle, Io-Anna, fuit au péril de sa vie un ordre patriarcal honni. Est-ce une fable féministe ?

Kossi Efoui C’est plus profond que cela… Ces femmes dont je parle sont mes initiatrices, elles m’ont fait. Elles ont fait l’homme que je suis, elles m’ont montré les chemins de la liberté. Il n’y a pas de frontières entre elles et moi.

Toute votre œuvre est hantée par l’idée de retour dans un pays natal en proie au chaos. Là, il est aussi question de fuite…

Kossi Efoui C’est retour et fuite. La fuite a toujours été là. Dans la Fabrique des cérémonies, le retour est en même temps une fuite. Dans l’Ombre des choses à venir, il était déjà question de fuite. Et puis, mes histoires de retour évoquent toujours des retours contrariés, impossibles. Je raconte la coupure en passant par le retour. Quelqu’un revient et constate, confirme qu’il a raison de fermer la porte. Le retour n’est ni un besoin, ni une nécessité. Mes personnages vont et viennent, repartent et reviennent. Ils circulent entre des pôles qui charpentent mes histoires. Ce qui m’intéresse, c’est le mouvement qui mène quelqu’un vers sa liberté.

Dans l’Ombre des choses à venir (Seuil, 2011), vous retraciez, par la voix du narrateur, les grandes étapes de l’histoire de l’Afrique, « l’annexion », « la plantation », « la libération »… Qu’est-ce qui vous distingue de vos aînés qui, comme Ahmadou Kourouma, ont pris en charge ce récit ?

Kossi Efoui De ce point de vue, Kourouma est pratiquement l’un des seuls dont je me sente proche. Avec Monnè, outrages et défis, on peut relire l’histoire mondiale depuis la violence coloniale dans laquelle l’Afrique a été négativement intégrée au monde jusqu’à la guerre froide. Kourouma parle du monde à travers ce théâtre africain. Hélas, l’Europe ne se sent pas concernée par cette histoire de la traite, de l’esclavage, de la colonisation, qui est pourtant la sienne ! La mondialisation commence grâce à l’invention de la caravelle, qui permet aux Européens de franchir ce qu’on appelle alors « la mer des Ténèbres », limite méridionale du monde, de passer le cap Bojador en 1434 pour entamer la circumnavigation de l’Afrique. Dans le Manifeste du Parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels situent le début de l’accumulation primitive du capital à cette période. Ces outils de lecture marxiste m’ont aidé à sortir d’une vision dichotomique avec les Noirs d’un côté, les Blancs de l’autre. Il faut comprendre cette période comme celle de la mise au monde d’un nouveau système mettant en jeu une révolution technologique, des intérêts économiques nouveaux et une idéologie raciste légitimant la violence coloniale. J’ai découvert Kourouma en même temps que ces outils d’analyse. Je me sens moins proche de la négritude, même si ceux qui étaient au front à ce moment-là avaient besoin de s’affirmer. Je crois que ces catégories, comme celle de « race », ne nous permettent plus de poser les questions de l’identité dans les conditions d’aujourd’hui.

Vous êtes convaincu que les indépendances ont représenté l’événement le plus important du XXe siècle. La négritude s’est inscrite, comme mouvement intellectuel, dans ces combats d’indépendance. Les conflits contemporains confirment que la décolonisation est loin d’être achevée. Sur quel mode les intellectuels d’Afrique et des diasporas peuvent-ils prendre part aux combats d’aujourd’hui ?

Kossi Efoui C’est probablement plus compliqué pour ma génération. Au moment où s’inventait cette littérature, cette pensée de la négritude, en Afrique, celui qui savait lire et écrire, celui qui publiait, s’exprimait dans les médias, portait une voix collective, il portait une responsabilité dans une situation de combat, d’urgence. Aujourd’hui, nous sommes nous aussi travaillés par l’individualisme. La démarche collective mise en route par Achille Mbembe et Felwine Sarr, avec les Ateliers de la pensée, est très nouvelle. Cette question du collectif se pose de nouveau, pas seulement chez les intellectuels. Elle traverse les mouvements de jeunesse qui se sont constitués ces dernières années : Y en a marre, au Sénégal ; le Balai citoyen, au Burkina Faso, etc. Nous vivons des temps de retour du collectif. On ne peut pas l’ignorer. Quand j’ai commencé à écrire, il était évident pour moi que le matériau de l’histoire, de la mémoire, ne pouvait pas disparaître comme ça de mes préoccupations esthétiques. Lorsque j’étais étudiant, notre vision du monde était nourrie par le tiers-mondisme, par une conscience mondiale alternative. Nous refusions d’adhérer aux frontières, aux séparations officielles. Notre monde était transversal, nous étions passionnés par ce qui se passait en Amérique latine. La découverte de la théologie de la libération, par exemple, fut un choc… J’étais en plein dans ma période marxiste, je n’imaginais pas que nous puissions attendre quoi que ce soit de l’Église dans nos combats. Surtout en Afrique, où elle représentait un pouvoir d’aliénation. Mais qui pouvaient bien être ces prêtres engagés à nos côtés ? À l’époque, cela allait de soi : ce qui se passait dans le monde nous concernait directement !

Comment la conscience du monde aurait-elle pu reculer, avec les nouveaux moyens de communication ?

Kossi Efoui C’est très curieux. Nous avons accès à d’innombrables expériences indirectes, sur le mode du zapping, de la vitesse, de la nouveauté permanente. Nous avons davantage de moyens, aujourd’hui, pour développer une conscience mondiale, sauf que la masse d’informations à laquelle nous avons accès sans lignes directrices, sur le mode du strict émotionnel, ne fait pas sens. La société de consommation a érigé en idéal l’homme digestif. À l’horizon de cette idéologie, l’homme idéal est réduit à un tube digestif. Son esprit s’y conforme : il consomme des « produits culturels ». Autrefois, nous ne nous sentions pas consommateurs. Nous cherchions des outils pour agir et nous savions que nos combats ne pouvaient pas se cantonner à l’échelle locale. Nous étions curieux de tout, nous recherchions des résonnances dans les événements du monde.

Dans vos romans, les cheminements de vos personnages dynamitent les frontières. Que pensez-vous de l’idée d’une abolition, en Afrique, des frontières héritées de la colonisation ?

Kossi Efoui Je suis très heureux de constater que cette idée panafricaine remonte à la surface. Je la croyais enterrée par l’échec politique de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), qui a consacré en 1964 le principe d’intangibilité des frontières. Je pensais ce combat perdu. Cultiver cette idée sur le terrain culturel a été une façon de contourner cet échec politique. Mais cette idée d’une Afrique unie a continué à cheminer, empruntant des voies souterraines. C’est un « rêve utile », pour reprendre le titre du livre de Tierno Monénembo. Comment le réaliser ? En Afrique, les gens contournent déjà les frontières. Souvent les mêmes peuples, partageant les mêmes rites, les mêmes langues, vivent de part et d’autre de ces lignes de séparation. Les consciences ne sont pas éloignées de cette vision panafricaine. Ce sont les pesanteurs politiques, administratives, qu’il faut combattre.

Grace, l’aïeule du Cantique de l’acacia, un peu devineresse, accorde une grande importance aux rites, à l’invisible. Vous aussi ?

Kossi Efoui Lorsque le monothéisme, le scientisme sont arrivés avec la colonisation, ils ont qualifié la parole ancienne de sorcellerie, de superstition, en exerçant une grande violence. On n’a pas brûlé de sorcières en Afrique, mais on a brûlé les objets rituels, les statuettes de culte, les masques, les costumes qui soutenaient les rites. Ces objets ont été détruits, emportés, dévitalisés, transformés en marchandises. Au nom de la raison et de la modernité, on a coupé les gens d’une mémoire. Tout cela avait déjà été expérimenté en Europe même. Je pense à une monographie du photographe Charles Fréger, Wilder Mann. Il a photographié des Européens de dix-neuf pays en costumes de cérémonie, avec des masques, pratiquant des rites ancestraux… Ses photos dialoguent complètement avec les masques, les costumes, les coutumes d’Afrique. Pourquoi ces objets, ces costumes rituels européens, ne figurent-ils pas eux aussi au musée des Arts premiers ?

Peut-être faudrait-il créer un musée des Arts premiers en Afrique pour préserver ces objets rituels d’Europe…

Kossi Efoui Ah, ce serait très drôle ! Oui ! Préserver ces rituels, ces objets ici… Les Européens nous remercieraient dans cent ans (rires).

Mais faut-il tout garder de la tradition ?

Kossi Efoui Je ne suis pas pour les défenseurs de la tradition, les croyants. Dès que les gens deviennent croyants, je me méfie. Il n’y a aucun endroit pur. Tout n’est pas bon dans la tradition. Il faut choisir ce que nous gardons et se débarrasser de ce qui est tombé en désuétude. Je dis cela parce que je viens d’un pays où l’on a pratiqué l’idéologie de « l’authenticité ». On pourrait confondre mon propos avec cette manipulation idéologique. Non ! Je ne parle pas comme Eyadema ou Mobutu, qui incarnent un intégrisme doublé d’une pantalonnade. Il ne suffit pas de se mettre une toque en peau de léopard sur la tête pour montrer son « authenticité africaine ». Il faut se réapproprier des symboles, une vision du monde, des cosmogonies, en accompagnant cette reconstruction d’un sens critique. Des pensées, des pratiques ont résisté, traversé les siècles. Justement parce qu’elles se sont adaptées aux mouvements du monde.

(1) Cantique de l’acacia, Seuil, 288 pages, 18 euros.

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